Un premier bilan

Un premier bilan

Devenir résidence secondaire

Nous sommes en juin 2022. Voilà un an et demi que la Maison Rouge a changé de propriétaire.

Ça n'a pas forcément été facile pour elle. Elle s'est longtemps demandé ce que je faisais là. Elle m'avait connu locataire ; et tout à coup je débarquais avec un cuiseur-vapeur, un meuble à chaussures, un gecko en faïence, une scie japonaise, la mallette du parfait bricoleur et, derrière la tête, quelques idées d'« améliorations », lui disais-je.
Elle était sceptique. De quoi je me mêlais ? Par le passé, ses invités — moi tout le premier — ne lui avaient jamais fait que des compliments. Et je devais bien reconnaître que, à deux ou trois détails près, elle correspondait déjà parfaitement à mon propre idéal de la maison de vacances.

Seulement voilà, j'étais décidé à en faire un peu plus qu'une maison de vacances : ma résidence secondaire, — c'est-à-dire un lieu où je pourrais me sentir, sur de plus longues durées, comme à la maison.
Pour cela, lui promettais-je, il ne s'agissait que d'apporter, ici ou là, quelques discrètes corrections et menues additions de confort. Elle n'y perdrait certainement aucune des étoiles qui l'avaient fait briller au firmament des listings de Gîtes de France 66, bien au contraire : en tâchant de ne rien négliger qui pût aider les vacanciers à oublier qu'ils n'étaient pas chez eux, nous donnerions à leur échappée, à leur émerveillement devant le paysage, au chassé-croisé des martinets dans la lumière du soir, — un peu de la consistance irréfutable du quotidien.

Un martinet passe devant la mirande (photo : Pascale, été 2021).

Je ne sais si ce raisonnement la convainquit. Elle se prêta en tout cas d'assez bonne grâce aux modestes retouches que me suggéraient la maniaquerie, l'égocentrisme et l'esprit casanier qui, de l'avis général, me rendent tellement marrant en soirée.

Les premiers locataires Airbnb

Ses plus profondes inquiétudes venaient d'ailleurs.

Je lui avais annoncé que je quittais Gîtes de France, pour passer à l'ennemi : l'Américain Airbnb ; rien n'allait changer pour elle, avais-je aussitôt ajouté : elle n'aurait pas à accepter les clients d'un soir, les animaux poilus qui rongent les pieds des chaises, les poussettes qui dévalent les escaliers ; je ne la traînerais pas de promotion en offre spéciale ; elle aurait toujours droit à ses six mois de vacances minimum ; bref, je ne la ferais pas pédaler « à l'américaine » comme le facteur de Jour de fête.

Cependant, ce n'était pas la question du fonctionnement qui la taraudait.

Comme chacun sait, les horror stories Airbnb constituent un sous-genre à part entière de la sagesse traditionnelle d'internet. La Maison Rouge les avait toutes lues. Elle se représentait déjà des fêtes sauvages, des orgies romaines, des raves, d'autres plantes potagères ; elle se voyait inondée, incendiée, taggée, beyroutée, amputée d'un étage, envahie de gerbilles carnivores, méticuleusement tartinée de beurre de cacahuètes, voire transformée en lupanar (son nom, tombé dans l'oreille d'un souteneur, ne sonnait-il pas comme une incitation à la débauche tarifée ?).
Tremblant de tous ses meubles, elle était devenue la chambre d'écho des rumeurs les plus fumeuses.

J'essayais de la rassurer, de la raisonner, de dissiper ses préjugés à grands coups de statistiques. Mais après tout, qu'est-ce que j'en savais ? Contrairement à elle, je n'avais absolument aucune expérience en matière de location meublée.

Aussi, moitié parce que je ne la sentais pas prête, moitié parce que je n'étais moi-même pas trop sûr de mon fait, je reculais et reculais la publication de mon annonce.

Quand je me décidai enfin, il y a tout juste un an, la Maison Rouge s'était peu à peu résignée à accueillir ses premiers voyageurs Airbnb. Même, elle paraissait presque curieuse de voir « débarquer les Américains », comme elle disait.
Avec le recul, je soupçonne que ce détachement de façade (si l'on peut parler ainsi d'une maison récemment recrépie) n'était pas sans dissimuler quelque intention maligne.
En compagnie d'une petite minorité d'équipements insatisfaits de leurs conditions de travail, elle organisa en sous-main un festival de tours pendables, moins pour gâcher les vacances de mes invités, je suppose, que se venger de moi en me rappelant régulièrement sa désapprobation de principe.

Je préfère de ne pas entrer dans le détail des vexations qu'elle fit subir à ses victimes, arbitrairement choisies.

Un seul exemple suffira, j'espère, à montrer quelle pernicieuse influence peuvent exercer le haut débit, Buzzfeed, Reddit, FranceSoir et les réseaux sociaux, sur les psychés les plus impressionnables d'un meublé locatif : figurez-vous que les toilettes suspendues de la salle de bain commencèrent la saison en décrétant la fin de celle de la chasse ; et la terminèrent en ripant sous le poids, pourtant standard, d'un usager qui ne tient pas précisément à voir Google associer son nom à pareille aventure. Comment auriez-vous réagi ? Ce héros anonyme (donc), eut non seulement la présence d'esprit de retenir le siège à deux mains, mais, à peine remis de sa surprise, le porta encore dans la baignoire, et avait tout nettoyé avant l'arrivée des secours.

Après des années à se regarder en chiens de faïence, il fallait bien que l'un des deux prenne l'initiative (photo : X).

J'en profite pour saluer ici David qui, en dépit de son planning de retraité stakhanoviste, dans les deux cas est intervenu toutes affaires cessantes pour réprimer ce début de mutinerie. Qu'aurais-je fait, que ferais-je sans lui ? Efficace, ingénieux, expérimenté, qui plus est amical et doté d'un flegme et d'un humour tout britanniques, il m'a plus d'une fois sauvé la mise. Merci infiniment, David, si tu as eu la patience de me lire jusque-là (sinon, merci quand même) !

Quant aux infortunés voyageurs qui, un moment, ont cru auditionner pour une scène inédite de L'Enfant et les sortilèges, il va sans dire que je leur renouvelle mes excuses. Leur indulgence m'a touché : loin d'en tenir rigueur au 5 rue Cap del Roc, ils ont été parmi les premiers à vouloir y retourner en 2022.

De façon générale, au terme de sa première saison Airbnb, la Maison Rouge s'était rendu compte que les « Américains » se montraient tout aussi respectueux, sympathiques et intéressants que les voyageurs qu'elle avait connus par Gîtes de France. Tous, sans aucune exception, avaient pris le temps de lui parler, de l'apprivoiser, de la caresser dans le sens du poil, arrosant les plantes de la terrasse, donnant ici un coup de brosse, déposant là un mot gentil, un vase de fleurs des champs, quelques douceurs.

Les nuages s'étaient écartés. L'avenir, à nouveau, lui souriait, — quand soudain…

Une page se tourne

Soudain, Tchié lui présenta sa démission.

Tchié (pour ceux qui ne l'ont jamais rencontrée) est la jeune Japonaise qui, pendant plusieurs années, a assuré l'accueil des voyageurs et l'entretien du gîte.
Avant elle, ce sont les anciens propriétaires qui s'y collaient, le plus souvent Geneviève. Certains étés, celle-ci faisait l'aller-retour depuis Montpellier presque chaque samedi. C'était ingérable. Jusqu'au jour où leur voisine du 7, prise de compassion, leur recommanda une amie à elle.

Les voyageurs qui ont rencontré Tchié ne l'ont pas oubliée. La surprise d'abord de se voir accueillis par une Vernetoise si peu « couleur locale » ; le charme ensuite qui émanait de sa personne, à la fois chaleureuse et réservée, sérieuse et souriante, discrète et empathique, toujours attentive à ce que tout se passe bien. Geneviève la décrivait en un mot : une perle ! Claude par un autre : la classe ! Je ne peux que leur donner raison. Quand ils me cédèrent la Maison Rouge, le fait que Tchié acceptât de reprendre avec moi l'activité locative fut un facteur décisif.

Depuis, elle a joué un important rôle de « point fixe » dans les changements que le gîte subissait en un temps très court (nouveau propriétaire, nouveaux équipements, nouvelle plateforme de location). Elle m'a transmis son expérience, elle a veillé à préserver la tradition d'accueil et de confort qui ont fait la réputation de la Maison Rouge dans tout l'univers habité : de tout cela, je ne saurais assez la remercier.

Mais, les meilleures choses ont une fin : un grand voyage cet été, des charges pédagogiques de plus en plus prenantes, enfin son déménagement de Vernet me mettaient au pied du mur : il fallait remplacer l'irremplaçable Tchié.

Nous placardâmes sur toutes les surfaces verticales du village une petite annonce, — qui n'eut aucun succès.
Pôle Emploi me fit alors remplir des formulaires, cocher des cases, et m'inonda bientôt de candidatures, parfois plus que limites (« je ne veux pas avoir à faire [sic] avec des français [sic] d'origine non européens [sic] seulement avec des celto-francs [sic] »), la plupart du temps heureusement plus intéressantes, mais dont un grand nombre arrivaient de l'autre bout des Pyrénées-Orientales.

Finalement, c'est grâce à une nouvelle recommandation de la voisine du 7, que la Maison Rouge a évité de devoir mettre la clé sous la porte — même si entre-temps, à vrai dire, ce n'était plus la même voisine !

Merci donc à Michèle, et bienvenue à Sylvia, une Vernetoise très soucieuse de la vie du village et qui, en plus de ses multiples occupations professionnelles et extra-professionnelles, sera donc chargée de chouchouter le gîte et ses pensionnaires.
Même si nous nous sommes rapidement découvert plusieurs centres d'intérêt communs, ce qui peut biaiser mon jugement, je suis persuadé que le courant passera aussi bien avec les voyageurs qu'avec moi, — parce que c'est dans sa nature, tout simplement.

Peu après que je m'étais mis d'accord avec Sylvia, je reçus de Pôle Emploi une autre candidature, celle d'Aurélie. Nouvelle dans la région, Aurélie venait d'emménager à deux pas de la Maison Rouge. Excellent contact avec elle aussi ; elle eut la gentillesse d'accepter de seconder Sylvia lorsque celle-ci serait empêchée.
Jusqu'ici, lorsque j'avais une demande sur Airbnb, avant de répondre je vérifiais toujours auprès de Tchié si elle serait disponible. Avec deux aides sur place, je serais certainement plus à l'abri d'un imprévu ou d'une indisponibilité.

Sylvia ! Aurélie ! Gérard de Nerval revenait-il à Vernet pour écrire la suite du Roman de la Maison Rouge ?

Franchement, je n'y compte pas trop. Mais je n'en pense pas moins que nous tenons là, potentiellement, la dream team de la location saisonnière : il se trouve en effet que ces dynamiques jeunes femmes ont toutes deux une activité professionnelle susceptible d'agrémenter le séjour des voyageurs ; ceux-ci pourront dorénavant, à un tarif spécial « Maison Rouge » :

(Précisons que je leur fais cette réclame, non pas pour toucher une commission, mais simplement pour les remercier de leur implication dans le fonctionnement du gîte, — dont par ailleurs elles renforcent certainement l'attractivité.)

Un dernier mot

Claude, dans la page qu'il avait écrite sur livre d'or de la Maison Rouge, concluait en mentionnant « la vie de village ».

De fait, c'est quelque chose que j'apprécie de plus en plus à Vernet ; et qui, déjà, m'y fait revenir un peu plus souvent qu'à mon tour : des voisins sympathiques, avec qui vous ne regretterez pas d'engager la conversation si vous les apercevez ; dans le quartier, dans les commerces, sur le marché, sur les sentiers, des personnalités souvent inattendues et intéressantes : il y a toutes sortes de gens à Vernet, des Catalans pur jus comme des Parisiens en goguette, des curistes et des sportifs, des retraités et des marmots, des béotiens et des artistes, des bourgeois et des pauvres, tous les milieux. L'abord n'est jamais un problème : ceux qui ont l'accent du sud sont contractuellement ouverts et chaleureux ; les touristes se décoincent parce que c'est les vacances. Dans tous les cas, quand il fait beau sur le village, quand le soleil se coule entre les feuilles pour gratouiller le dos des vieilles pierres, on remballe ses idées noires et on se met vite au diapason, — et c'est aussi tout le mal que je vous souhaite.

Rue des 60 degrés, Vernet-les-Bains.