… C'est en ces termes que Claude parle de son acquisition immobilière, dans un petit village des Pyrénées Orientales : une vue — quelle vue ! — mais pour le reste…
Un taudis, m'a-t-on dit. Du moins, une masure insalubre, au plan improbable, au confort spéléologique, et que la municipalité prévoyait de raser si elle ne trouvait pas preneur : il est vrai qu'incrustée dans le quartier le plus pittoresque du village, en droite ligne du château et de la chapelle castrale, sa façade renfrognée à la visière de traviole n'aurait pas vraiment fait défaut à la carte postale.
La vente même s'est déroulée de façon quelque peu rocambolesque.
Cette fameuse vue n'était pas chère, et ils étaient deux sur le coup. L'un comme l'autre avaient naturellement des projets de rénovation ambitieux, et qui nécessitaient un permis de construire. Il se trouve que le service départemental de l'urbanisme refusa celui de Claude, tandis qu'il acceptait celui de son concurrent. Mais alors, me direz-vous, comment ce dernier n'a-t-il pas emporté l'affaire ?
C'est que la vendeuse, en découvrant l'esquisse du projet retenu, prit en même temps conscience du potentiel du bien dont elle cherchait jusque-là à se délivrer au plus vite.
Qu'auriez-vous fait à sa place ? — Elle, ni une ni deux, renchérit de 10 000 €.
L'acheteur, vous l'imaginez bien, tombe des nues où venait de le transporter son succès administratif. Quand il a recouvré ses esprits, il lui signifie sans ambages qu'elle pouvait aller se faire cuire un œuf (je ne saurais garantir l'exactitude des termes employés).
Sur ces entrefaites, il tombe sur Claude qui passait par hasard non loin de là, place de l'Entente Cordiale, — justement nommée, comme on va voir. Encore furieux, il lui apprend la nouvelle.
Qu'auriez-vous fait à la place de Claude ? Lui, ni une ni deux, propose de lui racheter son permis pour 1 000 €. L'homme réfléchit un moment, hume l'air, regarde au ciel, hausse les épaules, — et accepte le marché.
Quant à notre belle vendeuse, échaudée, et qui connaissait ses fables sur le bout des ongles, elle se souvint à propos qu' :
Et c'est ainsi que Claude devint — pour le prix annoncé — l'heureux propriétaire de ce qui n'était pas encore la Maison Rouge.
Les vraies difficultés ne faisaient que commencer.
Depuis que j'y séjourne, oh ! combien de commis qui s'engageaient joyeux dans la rue du Château, quand ils ont vu l'abîme où leur Fiat Talento menaçait de se perdre avec tous leurs colis, ont terminé, penauds, leur course en marche arrière, et lancé, au milieu d'une odeur de tuyère : « Ça doit pas être évident pour déménager ! ».
Moi, j'avais eu recours à un vieux truc bizarre que les déménageurs détestent : acheter meublé ; mais Claude, avant de songer meubles, avait un chantier à mener.
L'entrée dans la Maison Rouge se fait côté est, par une ruelle certes pittoresque et tout ce qu'on voudra mais, vous l'aurez compris, impraticable en voiture ; côté ouest, on surplombe une impasse, la rue Amédée Paris, un peu plus large et que termine une aire de retournement trapézoïdale. C'est là que Claude fut autorisé à établir son camp de base.
Les premiers travaux consistèrent à échafauder et sécuriser la structure sur laquelle reposeraient les terrasses.
Il fallut ensuite descendre le toit existant : le permis, en effet, prévoyait un niveau supplémentaire, celui qui maintenant constitue la suite parentale et sa mirande. Le support de ce nouvel étage, ainsi que le nouveau toit, demandaient une certaine quantité de poutres en chêne. Une entreprise de l'Aveyron les fournit, et c'est ici que prend place une anecdote que Claude aime à raconter, et qui pour lui est emblématique des difficultés auxquelles il a pu se heurter au cours des travaux.
Il se trouve que le camion qui devait lui livrer les poutres ne réussit jamais à entrer dans la rue Amédée Paris. À la fin, excédé, le chauffeur benna tout son chargement à 150 mètres de là (devant la villa Delphina, pour ceux qui connaissent). Il était 17 heures. Claude n'avait pas le choix. Il sauta dans sa voiture et, tel un bûcheron canadien, entreprit de tracter une à une les poutres jusqu'au bout de la rue Amédée Paris.
Quelques habitants, accourus au bruit, s'avisèrent que ses poutres laissaient des marques sur le bitume. Il faut dire que nul ne connaissait ce gabatch, qui en tout cas n'était pas du village, ni même de Perpignan (qu'eussent-ils dit en apprenant qu'il était Normand ?). Et voilà que, non content de mettre le chantier dans une retraite de hiboux qui n'avait rien demandé à personne, il envahissait la voie publique, et par-dessus le marché la dégradait irrémédiablement.
Le lendemain, les villageois convergent à nouveau sur les lieux du scandale, cette fois armés de fourches en compagnie de monsieur le maire, auquel ils font constater l'étendue des dégâts. Claude, qui comme on l'imagine n'avait toujours pas fini de ranger son mikado, s'interrompt et leur dit : « Moi, dans mon pays, quand on voit quelqu'un dans la merde, on l'aide ! ».
Le bon maire hocha la tête, rappela aux mécontents que la vie était belle, assura Claude de son soutien moral, et s'en retourna dans sa mairie.
Il ne fut pas réélu.
Mais quelques-uns de ses administrés, soudain radoucis, offrirent alors à notre bûcheron de lui donner un coup de main.
De ce moment, en tout cas, plus personne ne s'avisa de lui chercher des poux dans la tête. Il n'y eut plus de reproches ; et même, à mesure que la Maison Rouge prenait forme, vinrent les premiers compliments.
Une grue fut brièvement déployée rue Amédée Paris. Elle servit à amener à niveau, non seulement ces poutres de chêne, mais aussi l'ensemble des poteaux et poutrelles d'acier destinés à charpenter l'étage supplémentaire. Sans cette structure aérienne et d'une résistance sans égale, que Claude compare à celle d'un gratte-ciel, il n'y aurait pas de baies vitrées. Mais comme elle est entièrement cachée et revêtue de matériaux traditionnels, on est toujours surpris d'apprendre que tout l'étage a été créé ex nihilo. Les seuls éléments d'origine sont en fait les poutrelles du plafond de la mirande. À l'œil du connaisseur, la superstructure moderne se trahit par une traverse métallique peinte en noir, au-dessus de la niche de l'escalier : j'ai dû y coller un aimant pour m'en convaincre.
La grue en tout cas avait déjà pris son envol lorsqu'il fallut apporter l'antique baignoire en fonte (sauvée in extremis à la fermeture d'un hôtel de Porquerolles), ainsi que l'imposante table de chêne de la salle à manger, ou du moins les tasseaux et les planches à partir desquels Claude l'a fabriquée sur place.
Naturellement, l'essentiel du gros œuvre a été réalisé par des artisans locaux, au premier rang desquels un maçon de Clara-Villerach, plein d'initiative, d'expérience, qui comprenait tout, et dont ça a été le dernier chantier avant la retraite. Claude, à l'époque, n'avait pas encore pris la sienne1, et ne pouvait avancer sur la Maison Rouge que dans les heures de loisirs que lui laissait le chantier naval de Sète, où il était charpentier de marine.
Pour la suite des travaux, qui s'étalèrent sur des années, il put compter sur l'aide et le soutien constant de sa femme, Geneviève, dont la patte se devine partout.
Une labellisation « Trois épis » plus tard, la Maison Rouge était enfin prête à accueillir ses premiers locataires.
Ici, je vais devoir parler un peu de moi (mais ne vous inquiétez pas, j'adore ça 😉).
Je suis Aristide, enseignant-chercheur en informatique à l'université de Lorraine, à Metz. Par ailleurs randonneur et sinophile, j'avais découvert les Pyrénées et le Conflent fin 2012, à l'occasion d'un séjour mémorable avec pas moins de six amis chinois qui étudiaient alors en France. Nous avions été enchantés de notre séjour à Clara-Villerach, au-dessus de Prades, dans le grand gîte de M. Carol — une crème d'homme. J'étais même passé une première fois à Vernet-les-Bains, à l'occasion d'une randonnée pédestre entre Villefranche-de-Conflent et Casteil.
Lorsque, en juin 2015, l'occasion se représenta d'organiser une semaine de vacances, cette fois avec un couple d'autres amis (mais toujours chinois), c'est naturellement dans les environs que je cherchai un gîte. Les premières photos de la Maison Rouge nous décidèrent.
Je fus accueilli par Claude, avec qui je sympathisai immédiatement. Quand je mentionnai le fait que j'apprenais le chinois, il me dit que je devais absolument rencontrer sa femme, qui s'était lancé le même défi.
Après son départ, et en attendant l'arrivée de mes amis, je mitraillai sous tous ses angles la Maison Rouge, indéniablement le plus beau gîte que j'avais jamais loué.
C'est au cours de ce séjour que je fis l'aller-retour du Canigou, dans la journée, mes pieds s'en souviennent ! La veille, j'avais rebroussé chemin à 300 mètres du sommet du Carlit, pour cause de neige et de brouillard, — mais j'en avais profité pour crapahuter entre les merveilleux étangs des Bouillouses. Outre ces monts et ces vaux, je découvris cette fois-là avec mes amis quelques-uns des incontournables de la région : successivement, le pic de Tres Estelles (le plus haut qu'on voit de la Maison Rouge), la tour de Goa, l'Abbaye Saint-Martin du Canigou, les gorges du Cady, les orgues d'Îlle sur Têt2 et l'abbaye Saint-Michel de Cuxa.
L'année suivante, impatient de poursuivre l'exploration à partir du même pied-à-terre, c'est pour trois semaines que je louai la Maison Rouge. Je n'oublierai pas l'accueil que j'y reçus. Cette fois, Geneviève était venue avec Claude, et nous avait préparé un déjeuner à se damner. Nous causions bientôt comme de vieux amis. Ils me dirent qu'après de si longs travaux, ce début d'expérience locative ne leur apportait que des satisfactions ; sentiment manifestement partagé : Gîtes de France venait d'attribuer à la Maison Rouge leurs « Trophées Clients » 2016.
Le soir, Claude et Geneviève m'invitèrent au restaurant de Fillols, et après cela au concert. C'était le début d'une amitié qui ne fit que croître au fil des années.
De plus en plus amoureux de la région et du village, je commençai à y chercher quelque chose à acheter. Mais je ne trouvais rien qui me plaise, ou plutôt, ai-je fini par réaliser, j'avais déjà trouvé ; et de dire à Claude : « Si un jour tu décides de vendre la Maison Rouge, parle-moi-z'en en premier ».
Et c'est ainsi qu'un certain 29 décembre de 2020, je me trouvai subitement à la tête d'une véritable résidence secondaire dans les Pyrénées-Orientales.
L'une de mes satisfactions, et non des moindres, est que cette vente n'a pas été fatale à notre amitié. Elle a résisté à l'élaboration du compromis, à la signature de l'acte, que dis-je ? Elle s'est raffermie au passage. Nos intérêts étaient distincts, mais pas contradictoires. Peu de ventes sans doute vont aussi rondement. Deux jours avant nous nous promenions ensemble à Vernet ; trois jours après nous réveillonnions ensemble à Montpellier. Depuis, quand j'ai besoin d'un conseil pour la reprise de l'activité locative ou d'un coup de main pour l'entretien, je peux compter sur eux. De leur côté, ils ont gardé les clés de la Maison Rouge, et savent qu'ils peuvent y revenir quand ils veulent, et qu'ils y seront toujours chez eux ❤️❤️❤️.
Quelque chose auquel nous tenons tous trois, c'est de faire en sorte de préserver l'esprit de la Maison Rouge.
Mais quel est cet esprit ? me direz-vous.
C'est d'abord, évidemment, le goût, un leitmotiv dans les avis des locataires. Le goût, c'est-à-dire la faculté de sentir si une chose est à sa place, si elle sonne juste ou faux. C'est le goût, qui permet à Geneviève de poser tranquillement des bols Ikea à côté d'une corbeille à fruits en forme de grenouille, un fauteuil en skaï sur un tapis persan ou d'accrocher une lampe de béton à des poutres sans âge. C'est le goût, qui autorise Claude à lancer une passerelle de fer au-dessus d'un escalier en kotibé, à inventer un décor rustique sur une ossature d'UPN, et même à peindre sans ruban de masquage.
Quand on construit pour rendre hommage à une vue si lumineuse, si belle et si douce, on s'arrange pour ne pas donner au visiteur l'impression qu'il est tombé dans un terrier de blaireaux : la dissonance serait cruelle, irréfutable. Il vient ici pour se reposer, pas pour lutter contre la moitié de ce qui s'offre à ses regards.
L'esprit des lieux, c'est ensuite la générosité. J'ai connu des gîtes où, quand on arrivait, les placards étaient vides : il fallait débuter ses vacances par n allers-retours au supermarché pour se reconstituer, en quantités inadaptées évidemment, un maigre fond de cuisine. J'ai connu des gîtes où ce qu'on laissait (huile, vinaigre, etc.) était aussitôt raflé par le propriétaire, au prétexte que c'était périssable.
Pas de ça dans la Maison Rouge, où les placards sont remplis en début de saison, charge tacite aux invités de remplacer grosso-modo ce qu'ils consomment, et même de faire découvrir aux suivants leurs produits préférés.
Pareillement, Claude et Geneviève ont toujours équipé leur gîte bien au-delà de ce qui était requis pour la labellisation, sans chercher à cocher des cases, gagner des points, des épis ou des étoiles ; mais à rendre la vie plus agréable à leurs locataires, tout comme ils eussent fait pour des amis qu'ils auraient reçus chez eux.
L'esprit des lieux, c'est aussi la confiance. J'ai lu dans des conseils aux hôtes : « ne laissez rien de précieux, rien à quoi vous tenez, rien dont vous puissiez regretter la disparition ». Et moi, je compte bien faire comme Claude et Geneviève, c'est-à-dire le contraire : si je tiens à quelque chose, s'il me paraît indispensable aux attraits de la maison, pourquoi mes invités devraient-ils s'en dispenser ? Je leur loue ma maison, je leur prête ce qui s'y trouve.
L'esprit des lieux, c'est enfin de comprendre que ceux-ci s'étendent bien au-delà des quatre murs et des terrasses d'une maison, si attachante soit-elle. C'est d'être tombé sous le charme d'un village un peu engourdi, un rien coquet (« comment pourrait-on ne pas avoir le sourire à Vernet ? », dit ma voisine), le charme de toute une région, avec ses églises romanes, ses artistes, ses paysages incroyablement variés, sa simplicité, son authenticité, son jus même, et de ses habitants qui vous parlent comme si vous aviez fait l'école ensemble.
C'est avoir envie de partager cela, bien avant que d'en faire commerce.
Pour ma part, j'aime cette maison comme ce qui l'environne, et s'il y a quelque chose qui risque de changer, c'est que je l'ouvrirai plus rarement à la location, juste pour en profiter plus souvent qu'à mon tour !